Ça y est Madame nage. Mais elle n’est pas seule. À sa droite un gros carton ou un contenant en plastique transformé en objet flottant indéfini. À sa gauche, le reste du repas de la veille. Et tout droit devant, un sac non pas sorti des cuisines des voisins mais de leur salle de bains. Elle en taira le contenu.
Mais même si elle ne veut pas rentrer dans les détails de cette flotte à l’odeur pestilentielle, elle sait qu’elle nage dans la pourriture. Et qu’elle est désormais dans la merde jusqu’au cou.
Elle l’avait pourtant bien vu venir, cette vague. Elle savait que l’eau allait être si trouble que Madame n’en verrait plus le fond. Mais voilà, même si depuis des mois Madame appelle au loup, les autorités n’ont rien fait pour essayer de lui éviter ce bain catastrophe. Aussi, Madame tente aujourd’hui, à l’image d’une grande partie de ses concitoyens, de se plonger dans le déni. Vivre comme si de rien n’était. Se dire qu’elle est née presque partout ailleurs que dans ce pays. Non, elle n’est pas venue au monde au son des bombardements. N’a pas grandi dans les abris. N’a pas étudié à la lumière de la bougie. N’a pas dîné à la lueur d’un camping gaz posé non pas à même le sol, sous une tente, près d’un sac à couchage, mais bien sur la table de la salle à manger en bois massif de la maison familiale… N’a pas survécu à toutes ces années de malheurs, pour sombrer dans cette infamie! Par instinct de survie à cette démence infinie. Parce qu’elle a atteint le seuil de résilience, humainement possible. Parce qu’à l’absurde nul n’est tenu. Parce qu’elle n’est donc pas tenue de faire sienne cette réalité qui dépasse tout entendement. Parce que Madame des fois, se rêve sur un bateau d’immigrés en partance vers un monde meilleur. Surtout, parce que la saison des pluies a commencé.
Mais, elle a beau y faire, Madame ne se voit plus dans le rôle de la cigale (qui, ayant chanté toutes ces années, se retrouve bien dépourvue!). Même si elle essaye, elle ne se voit plus fuir sa réalité. Elle a longtemps dansé sur les braises du volcan… Elle n’a d’ailleurs fait que ça! Danser. Sans réfléchir. Puisqu’il ne sert à rien de réfléchir. D’ailleurs, nombre de ses concitoyens ont depuis longtemps arrêté de se prendre la tête. Et ont préféré s’étourdir dans une vie nocturne trépidante. Ils ont préféré tout oublier.
Désormais Madame arrête de virevolter! Porter sa plus belle robe de bal pour assister à l’inauguration d’une fondation artistique, alors que le soir même tout l’édifice prend non pas l’eau mais la merde et subit un déferlement de déchets provoqué par les pluies diluviennes, pourtant si prévisibles à l’automne, est au-dessus de ses forces, physiques et intellectuelles.
Elle ne peut plus refuser de voir l’horreur. Tout autour d’elle est danger. Non, ce n’est pas la guerre. Mais une paix froide. Sur les routes, nulle trace de cadavres. Plutôt des excréments. Ceux qu’a pu produire tout un peuple, avant de s’en délester mollement. Pour les jeter dans les caniveaux. Aujourd’hui Madame a peur de l’eau de son pays, et de l’air qu’elle respire: ils se sont transformés en parfaits ennemis chargés de microbes et autres virus prêts à l’empoisonner jusqu’à la tuer.
Elle a beau se remémorer ces vieux proverbes: si un pigeon chie sur votre tête, ou si vous mettez les deux pieds dans un caca de chien, alors cela vous portera chance… Elle a peur pour son peuple qui continue d’avancer vers sa chance. Le risque est grand de le retrouver enseveli dans la merde. Bien avant que la chance ne lui sourit.
L.Z.