Sortir de chez soi, pour aller vers un autre chez-soi…
Dans chaque ville, Madame a ses petites adresses. Un lieu public où elle se sent si bien qu’il devient indispensable à sa vie. Pour peu qu’elle décide de poser ses valises un temps, ses jardins, ses parcs, ses comptoirs, ses cafés, ses bars préférés… font qu’elle ne s’y sent jamais étrangère.
Et depuis qu’elle a remis le cap sur Beyrouth, ce fut celui-là. Parce qu’entre tous, son emplacement, sa déco, son ambiance, surtout ses «vibes»… l’ont happée. Implanté sur une place cachée en plein Centre-Ville, ce café semblait appartenir à un autre pays. Madame s’est sentie libre d’y construire un monde à part. Il devint son fourre-tout de vie. De rituels en habitudes… De farniente en lieu de travail. Dépendamment de l’heure de la journée, il se fera lieu de rencontre ou, au contraire, refuge d’une société souvent bien envahissante. Et non, jamais elle ne s’y sentira seule, installée tranquillement sur son canapé. En matinée, les petits-déjeuners avaient ce goût unique. Munie de son ordinateur, Madame sirotait son liquide noir et noircissait des pages. Du café chaud duquel elle puise son inspiration pour écrire, aux verres de vins consommés en bonne compagnie en fin de journée, chaque moment avait son charme. Et Madame s’est attachée. À ces figures inconnues devenues familières. Qui retiennent toutes ses dates de voyages. Qui l’accueillent avec ce sourire entendu, lui demandent pourquoi elle n’est pas venue la veille… C’est qu’il a fini par la connaître par cœur, ce lieu. Au fil des semaines, des mois, des années même, il fut témoin privilégié de rendez-vous amoureux, de chassés-croisés sentimentaux ou amicaux, de deals professionnels, de trahisons… De belles rencontres humaines aussi.
Elle a ainsi formé avec les autres habitués comme un cercle d’initiés. Un concentré de vie! Ils ont en commun, chacun, une histoire particulière avec ce lieu. Et même quelques anecdotes… Cette cliente qui tantôt arrive accompagnée de son mari, tantôt donne rendez-vous à son amant. Celle qui très tôt chaque matin, réveillée du mauvais pied, commande son whisky. Ou la gérante du resto d’en face qui a commis le grave larcin de piquer le quotidien, en douce… Et a récidivé. Sans oublier ce client radin qui revient tous les jours, mais pour commander une bouteille d’eau. Ou cet autre qui, passant des heures sans jamais rien consommer si ce n’est la connexion internet gratuite, a réussi à sortir l’aimable propriétaire de ses gonds: il fut officiellement décrété persona non grata!
Un tel endroit, on n’en rencontre pas tous les jours. Il a une âme, en laquelle on se reconnaît. C’est un coup de cœur. On est séduit. Puis, comme aimanté, on finit par revenir, à chaque fois… Jusqu’à ne plus pouvoir vivre loin trop longtemps. On aime la musique qui se joue, qu’on a écoutée en boucle et qui continue de tourner dans notre tête même quand le rideau est tombé. Tous ces habitués sont donc un peu tristes, un peu orphelins, la veille du grand jour. Que faire quand un beau matin ce lieu décide de fermer? C’est une part de (sa) vie qui s’achève. Comme une histoire d’amour qui se termine, ou un roman d’amitié qui touche à sa fin. Sauf que l’on se quitte en se tombant dans les bras. Nulle trace de chicane, ni de trahison. Il est juste temps de prendre de nouveaux départs, de vivre d’autres aventures et d’aller à la rencontre de lieux différents.
Madame sait que lorsqu’elle repassera devant la devanture fermée de ce café, elle sourira. Amusée, attendrie, heureuse de l’avoir connu. D’y avoir partagé et vécu des moments uniques. Ah, si ces murs avaient des oreilles… Demain, ce lieu n’existera plus que dans son souvenir. Après demain, il rouvrira, sous une autre identité. Et débutera une nouvelle vie. Perdra-t-il son âme? Madame le reconnaîtra-t-elle?
L.Z.