Les femmes au cœur de la violence
Sélectionné pour le Prix Renaudot, «Villa des femmes», le dernier roman de Charif Majdalani, publié aux Éditions du Seuil, tisse au rythme de «la pierre de l’affûteur» une histoire de femmes, d’Ulysse, de force, de résilience, d’aventures et de chaos.
Il est des lectures qui ne vous lâchent pas facilement. Qui restent et resteront toujours gravées, en arrière-plan de la vie quotidienne, comme un tourniquet qui sans cesse tourne, vous travaille… «Villa des femmes» de Charif Majdalani en fait partie. Est-ce parce qu’il s’agit de portraits de femmes dans une société patriarcale, clanique, confessionnelle? Des portraits dressés dans toute leur contradiction, leur dualité, leur violence, offrant un miroir révélateur d’un pays où rien ne change, d’un pays où «les femmes sont opprimées par des coutumes qu’elles sont les premières à défendre, victimes des structures familiales dont elles sont pourtant la courroie de transmission.» Cette vérité, perçue dans le livre et explicitée par Charif Majdalani, éclate à la lecture comme une implosion trop longtemps contenue.
Mado, Marie, Karine, Jamilé. Les quatre personnages féminins du 5ème roman de Charif Majdalani se dressent, seules, au milieu de la violence qui les entoure, celle des traditions familiales, celle de la guerre. Progressivement, elles révèlent leur force, leur caractère, leur sens de la résistance, leur capacité à tenir, à l’image de Pénélope défendant son territoire en attendant le retour d’Ulysse.
Toujours à une période charnière
Dans la lignée de son œuvre romanesque, Charif Majdalani nous introduit au cœur d’une famille libanaise, celle de Skandar Hayek, à la tête d’un négoce de tissu et d’une «Grande Maison», où il vit entouré de sa femme (Marie), sa sœur célibataire acariâtre (Mado), sa fille Karine, Noula, son fils aîné, le raté de la famille, et Hareth, son fils cadet qui rêve d’aventures. Quand Skandar Hayek est terrassé par la mort, l’empire commence à s’effondrer progressivement à mesure que les prémices de la guerre deviennent plus menaçants, jusqu’à ce que la guerre éclate, sans même qu’on s’en rende compte. Les femmes feront face, déterminées, quitte à exercer leur violence verbale l’une contre l’autre, dans une tension qui se ressent dans chaque mot.
Charif Majdalani dresse encore un pan, peut-être le dernier, de son œuvre romanesque: une comédie humaine libanaise, surtout beyrouthine, qui se situe, à chaque nouvelle fresque, aux confins du temps, à une période charnière où s’effectuent de grands changements dont les ramifications se retrouvent au cœur de chaque lecteur.
Avec un style enrobé de mots tour à tour ondoyants ou crus, d’images pétries dans l’odeur de la terre, «Villa des femmes» détonne dans le paysage littéraire, notamment par l’absence de cette sensation de nostalgie si libanaise, souvent paralysante même si elle est portée aux nues. Une nostalgie que Majdalani a d’ailleurs en horreur, se demandant comment peut-on être nostalgique d’une époque passée qui, malgré sa beauté, était catastrophique puisqu’elle portait en elle les germes du désastre. On est dans une société qui n’arrête pas de vivre dans l’opulence et le refus de voir les catastrophes en face d’elle. «C’était le cas en 1975, maintenant c’est la même chose. Cette capacité à vivre dans le déni fait partie de nos gènes, pourtant c’est ce qui fait qu’on continue à vivre.»
N.R.