Au bout du fil, une voix posée, assurée, bien française. Une demande de rendez-vous urgent, «même pour dix minutes». Bien sûr, elle sait que vous êtes binationale. Elle vous parle de responsabilité culturelle et de coopération avec la France. Elle est «de passage au Liban» et «visite les familles francophones». Elle réclame la présence de vos enfants. Vous dites oui et les convoquez à la «réunion»… Témoignage.
Le jour J, l’heure H, la «déléguée culturelle chargée de la promotion de la francophonie» franchit la porte d’entrée avec un air de conquérante, une valisette à la main, raconte Youmna. Aussitôt installée, elle décline un prénom (le sien en l’occurrence) «Nayla», prononcé «Néla» avec un accent français forcé à l’extrême. Néla n’a pas une minute à perdre: elle s’adresse tout de suite à mes enfants, leur demandant leur âge, leur classe, etc. Puis elle les invite à s’installer à ses côtés parce qu’elle a «besoin de leur avis sur un produit culturel de la plus haute importance». Néla déballe le contenu de sa serviette. Un grand livre qu’elle ouvre tout de suite, dévoilant un contenu haut en couleurs, très attractif. C’était le 1er volume d’une série de 22 gros bouquins de culture générale. «C’est intéressant n’est-ce pas?», demande-t-elle aux enfants qui acquiescent. Et elle se lance dans un monologue sans fin vantant l’intérêt et les mérites de la culture dispensée en langue française. «Vous avez sûrement envie d’avoir cette série chez vous pour la feuilleter à votre aise, non?», dit-elle encore aux enfants faisant abstraction de ma présence. Les deux répondent par l’affirmative, très poliment. Néla se tourne alors vers moi et me tend un contrat validant l’achat de cette incontournable série que je paierai à crédit. «Vous achetez une mine d’informations sans que ça ne crève votre budget, allez, vous faites l’affaire du siècle.»
Tout allait si vite que je n’avais pas le temps de réaliser qu’en signant ce papier, je m’engageais à acheter 22 volumes qui n’avaient aucune place dans ma bibliothèque qui peinait déjà à contenir ma boulimie de livres. Les enfants feuilletaient le volume de présentation en souriant. J’ai signé comme un automate et payé un premier versement. En 30 minutes chrono, Néla avait réussi à nous embobiner en bonne prospectrice qui jouait son rôle à la perfection. Le chèque empoché, elle nous serre la main et s’en va. Le lendemain au réveil, alors que j’avais repris tous mes esprits, je rembobine la scène et me trouve abusée, d’autant plus que nous n’avions vraiment pas besoin de cette encyclopédie. De plus, l’approche téléphonique trompeuse me mettait en colère a posteriori. Je trouvais honteux de se faire passer pour une responsable culturelle alors qu’elle n’avait qu’un seul but en tête: vendre ses livres.
Je l’appelle et lui annonce que j’ai changé d’avis et que je souhaitais résilier le contrat. Et là, j’ai droit à la réponse la plus agressive et vulgaire qui soit: «vous ne vous êtes pas fait taper sur les mains que je sache!» Je lui ai presque raccroché au nez, et vite appelé mon avocat. Il m’a demandé de lui donner le nom et les coordonnées de ladite personne. 15 minutes plus tard, je reçois l’appel du supérieur de Néla qui me présente ses excuses et propose un compromis: l’achat d’un livre disponible chez eux pour le montant déjà payé et le reste serait résilié. J’ai accepté de bon cœur puisque j’avais aussi ma part de responsabilité en m’étant laissé berner par une femme sans scrupules mais sûrement bonne vendeuse. J’ai appris par la suite que ces appels et visites étaient monnaie courante chez les francophones du Liban qui pensaient, tout comme moi, que la France était au bout du fil avec des interlocuteurs zélés, à deux doigts de fredonner la Marseillaise pour que le leurre soit aussi parfait que leur crime.
B.I.