Quand le dessin devient musique
Tout est sons, sonorités, musique. Tout est dansant, chantant, ondoyant de senteurs florales. Et l’horizon s’étend, la mer au loin, tout près. Dès les premières planches, Zeina Abirached instaure les deux principaux éléments, tant au niveau du dessin que de l’histoire, qui tissent les fils entrelacés du Piano Oriental, sa dernière B.D. publiée aux Éditions Casterman: l’ouverture et la musicalité.
Retour au point de départ. Voilà plus de sept ans que Zeina Abirached porte en elle l’histoire du Piano Oriental. Remise en question, doute, depuis Le Jeu des Hirondelles, elle n’avait pas entrepris un projet d’aussi longue haleine. Entre-temps, l’imaginaire se poursuit; elle entame une nouvelle B.D. autobiographique dont certaines planches sont dévoilées, d’abord au Liban l’an dernier, dans le cadre de l’exposition Paris n’est pas une île déserte ensuite en France. C’est là qu’elle rencontre l’un des éditeurs de Casterman. Il est intéressé. Elle lui raconte l’histoire du Piano Oriental inventé par son arrière-grand-père, Abdallah Chahine, à la fin des années 50, à Beyrouth. «Un piano droit, se plaît à répéter Zeina, comme tous les autres pianos du monde, sauf que la pédale du milieu a été remplacée par un mécanisme qui permet de jouer le célèbre quart de ton oriental. Mais aussitôt qu’on retire son pied de la pédale, il redevient un piano normal.»
L’idée enthousiasme Casterman. Le contrat est signé. Zeina est soulagée: cette fois, ce ne sera pas une B.D. autobiographique, mais une fiction inspirée de faits réels. Mais en pleine écriture, ce qu’elle ressentait déjà s’impose comme une évidence: ce piano oriental qui passe d’une modulation musicale à une autre lui ressemble, elle, qui passe constamment d’une langue à l’autre, du français à l’arabe. Et c’est ce rapport là qu’elle traite dans Paris n’est pas une île déserte. «Il serait donc contreproductif de faire deux B.D. qui racontent la même chose, il vaudrait mieux trouver un moyen de les relier.»
Le Piano Oriental s’effeuille donc comme un récit miroir où l’histoire d’Abdallah Kamanja et de son piano oriental est entrecoupée de récits plus brefs où Zeina, avec sa chevelure si particulière, déploie, à l’image de la dualité du piano, son rapport à ses deux langues, tout aussi bien au Liban qu’en France où elle s’est installée en 2004.
À l’image du plaisir que la bédéiste semble avoir pris à dessiner, le lecteur plonge avec délice dans chaque case, dans chaque planche, au fil des pages qui regorgent de mille et un détails, notamment quand elle dessine le Beyrouth des années 60. Un Beyrouth fantasmé même si elle s’est basée sur des photos d’archives. Tout comme elle a d’ailleurs dépeint le personnage principal en ajoutant à son parcours, selon son imaginaire pétillant, des pans de vie fabulés; le meilleur ami de Abdallah Kamanja n’est autre que Victor Challita, le frère jumeau d’Ernest Challita qui apparaît dans ses B.D. antérieures, comme autant de clins d’œil qui bâtissent l’œuvre d’une vie, au fur et à mesure.
Parce qu’au final, au-delà de tout, des histoires, des émerveillements graphiques, du plaisir même du lecteur, Zeina Abirached trace dans ses B.D, toujours en filigrane, son rapport au dessin. «Cette troisième voix qui vient expliquer le monde quand les autres langues sont défaillantes.» Et sa fenêtre parisienne s’ouvre sur l’horizon beyrouthin…
Zeina Abirached présentera Le Piano Oriental lors du Salon du livre francophone de Beyrouth qui se tiendra du 24 octobre au 1er novembre 2015.
N.R.